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Centrafrique : Bangui droit dans les yeux

[ Par MARIA MALAGARDIS|Mis à jour|11 septembre 2014] 

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Grand Angle : Pillages, lynchages, mutilations de cadavres… le déchaînement de violences qui a balayé la Centrafrique est au cœur des images de Michael Zumstein, Pierre Terdjman et William Daniels, présentés à Perpignan.

L’air presque espiègle, la jolie Nelly sourit devant des ruines. Elle «se repose après avoir détruit des maisons de musulmans», nous apprend la légende de cette photo prise par Michael Zumstein à Bangui, capitale de la Centrafrique, fin janvier. Le photographe, qui a effectué plusieurs séjours dans ce pays depuis un an, expose pour la première fois son travail au festival Visa pour l’image à Perpignan. Cette année, trois expositions y sont consacrées à la descente aux enfers de la Centrafrique. On découvre ainsi les photos de Pierre Terdjman, et notamment celle qui illustre une affiche de Visa, vision saisissante d’un commerçant musulman poursuivant avec une machette un pilleur. Des scènes violentes ou désespérées que l’on retrouve aussi chez William Daniels, le troisième photographe qui évoque la Centrafrique à Perpignan.

 

«TÉMOIGNER POUR L’HISTOIRE»

 

Amorcée en mars 2013 par un coup d’Etat mené par une rébellion à dominante musulmane, la dérive du pays s’accélère à partir de septembre, lorsque, après plusieurs mois d’exactions commises par les nouveaux maîtres du pays, le rapport de force s’inverse sous la pression notamment de la France. La population chrétienne s’arme et se venge alors sur la minorité musulmane, accusée d’avoir fait cause commune avec les rebelles. Michael Zumstein, 44 ans, William Daniels, 37 ans, Pierre Terdjman, 35 ans, ont été les témoins de cette escalade meurtrière. Ils se sont croisés sur le terrain, partageant souvent la même voiture, logés dans le même hôtel, le pittoresque Relais des chasses tenu par Freddy. Ce vieux Français expatrié offrait chaque soir de généreuses tournées de «Baron de Valls», une piquette bien utile pour décompresser après des journées tendues, passées à «documenter l’actu, mais aussi à témoigner pour l’Histoire», souligne Zumstein. Alors que le couvre-feu plongeait Bangui dans une obscurité pleine d’incertitudes, ils se retrouvaient autour de la même table, les yeux rivés sur leurs écrans d’ordinateur, regardant défiler les images de la journée.

 

Comme les trois mousquetaires, ils étaient en réalité quatre : Jérôme Delay, correspondant de l’agence Associated Press pour l’Afrique, venant compléter le trio qui chaque matin «partait à la pêche aux infos, circulant dans la ville d’un massacre à un lynchage», explique Delay, le quinquagénaire de l’équipe. Daniels était peut-être plus réticent à travailler en bande, connaissant moins ses camarades qui, eux, se fréquentent depuis de longues années. «C’est Jérôme qui le premier, en 2002, m’a mis un appareil photo entre les mains», raconte Terdjman. «On se voit sur le terrain, mais aussi à Paris», ajoute Delay. Ses excellentes photos sur la Centrafrique auraient mérité une exposition supplémentaire, elles ont cependant été projetées lors d’une des soirées organisées à Perpignan.

 

Le festival offre à ces photojournalistes chevronnés une vitrine exceptionnelle. Mais alerter, rendre compte d’un drame au cœur de l’Afrique est rarement aisé. «Le public se lasse vite, n’a pas d’intérêt réel pour ces gens qui souffrent et qu’on a contribué à bousiller avec la domination coloniale et notre ingérence», constate Terdjman, dont les images ont été publiées par Paris-Match et le Figaro. «Le défi, c’est aussi de ne pas renforcer les clichés d’Africains condamnés à se massacrer en permanence», souligne de son côté Zumstein. Voilà près de vingt ans qu’il sillonne l’Afrique : «Avec l’expérience, quand une crise s’amorce, on a des antennes qui frétillent. Quand je suis parti pour la première fois à Bangui en septembre, les ONG tiraient déjà la sonnette d’alarme. Je sentais que la situation était en train de déraper et c’était d’autant plus stimulant qu’il y avait encore peu de couverture médiatique.»

 

Partir, revenir, repartir : pendant près d’un an, ils ont vécu cet aller-retour permanent, la plupart du temps à leurs propres frais, avec l’obsession de «rendre compte de la progression du conflit», rappelle Terdjman, et d’«aboutir à un travail complet», renchérit Zumstein, dont les images ont été publiées dans le Monde. «Quand on suit de cette façon le destin d’un pays, on finit par s’y attacher», observe Daniels. Il y retournera en octobre, grâce à la bourse Getty qu’il a reçue pendant le festival.

 

LA MORT COMME UNE OMBRE

 

Chaque conflit a ses particularités. La crise en Centrafrique a été marquée par une extrême violence mais aussi, paradoxalement, par une très grande facilité d’accès pour ces photographes qui pouvaient passer d’un camp à l’autre sans être inquiétés. «On avait parfois l’impression d’être invisibles au milieu des pillages et des lynchages», dit Delay. «J’ai eu beaucoup plus peur pour ma vie lors de la crise de 2011 en Côte-d’Ivoire et pourtant je n’avais jamais vu un tel déchaînement de haine», explique Zumstein, qui a toutefois renoncé à publier les photos les plus violentes «de peur de provoquer des réactions de rejet».

 

Le pic des violences est atteint en décembre et en janvier avec des pillages massifs, des cadavres émasculés ou décapités au milieu de foules en liesse, ivres de vengeance. Parfois, la petite équipe est amenée à lâcher l’appareil pour tenter de sauver des gens menacés. Ce n’était hélas pas toujours possible. «Quand les agresseurs sont deux ou trois, tu peux intervenir, mais quand c’est une foule de 400 personnes, il n’y a rien à faire et tu te contentes de photographier», explique Delay. Même si les menaces contre les journalistes étaient rares, Daniels se souvient avoir eu un couteau pointé sur lui à un barrage, en avril. Surtout, comme ses camarades, il n’oublie pas la mort de Camille Lepage, jeune photojournaliste venue s’installer en free-lance à Bangui et tuée dans des conditions encore obscures en mai. «Je la considérais un peu comme ma petite sœur», confesse Daniels. La mort de Camille plane toujours comme une ombre. Mais aucun d’eux n’a renoncé à repartir. «Le photojournalisme, c’est une passion, une conviction», explique Terdjman.

 

 ©Liberation



11/09/2014

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